C. Humair u.a.: Système touristique et culture technique

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Titel
Système touristique et culture technique dans l’arc lémanique. Analyse d’une success story et de ses effets sur l’économie régionale (1852-1914)


Herausgeber
Humair, Cédric; Julie, Lapointe Guigoz; Stefano, Sulmoni; Marc, Gigase
Erschienen
Neuchâtel 2014: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
646 S.
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Grégoire Gonin

En 1925, Gide relève dans son Voyage au Congo «les chutes de la M’Bali, si l’on était en Suisse, d’énormes hôtels se seraient élevés tout autour». Dans L’architecte et le paysage (1943), Ramuz brocarde à son tour l’indus trie des étrangers et la quête effrénée de profit : «Ce que [les hôtes étrangers] exigent, outre des draps fins, un service soigné (…), c’est de quoi remplir leur journée de manière à n’y laisser aucune fissure par où l’ennui qui toujours les menace puisse s’y glisser. Ils ont besoin de disposer d’excellents tennis, de moyens de transport commodes (…), d’un golf avec beaucoup de trous, d’un orchestre pour danser, et de pouvoir justement en fin de journée (…) hasarder une petite fortune sur une table de jeu.»

Quoique situés en dehors de la période étudiée, ces propos mettent en valeur la synthèse finale de l’équipe réunie autour de Cédric Humair, qui, après avoir constitué une imposante base de données (quelque 1300 acteurs individuels et 750 sociétés), s’est proposé de renouveler l’histoire du tourisme en développant une circularité des approches technique, sociologique et économique. S’interrogeant sur les raisons de la success story de ce secteur dans l’arc lémanique – de l’apparition du chemin de fer à la Grande Guerre – et s’intéressant à ses retombées sur l’économie en général, les auteurs rejoignent partiellement les deux écrivains précités en imputant la première à la qualité de l’offre, et à sa capacité à suivre ou accompagner la mode et la demande d’une clientèle de luxe, via la maîtrise du processus de modernisation et la foi dans l’innovation. Dans la lignée des travaux de M. Agulhon ou de H. U. Jost, l’importance de la sociabilité locale et régionale – déclinée ici en termes bancaires, techniques ou politiques – explique également cette Belle Époque, si justement nommée en l’occurrence. L’étude réévalue par ailleurs le regard de l’historiographie traditionnelle sur l’industrialisation de l’aire géographique concernée, faisant du tourisme son leading sector.

Une chronologie plus fine s’impose toutefois qui permet de saisir une transformation et une différentiation de plus en plus poussées. Si Genève tient le haut du pavé (Chamonix, porte de l’Italie) jusque dans les années 1870, le percement du Gothard et sa mise à l’écart du Paris-Lyon-Marseille changent passablement la donne. Évian doit attendre le rattachement à la France pour connaître un essor centré sur le thermalisme, les eaux minérales et les jeux d’argent. Lausanne (formation et santé), comme la région Vevey-Montreux (tourisme d’altitude), connaissent pour leur part un vrai boom en lien avec les travaux de la ligne du Simplon. D’autre part, la Grande Dépression se signale par une concentration du capital et une cartellisation (sociétés hôtelières, sociétés de développement compagnies de transport) visant à mieux encadrer la concurrence ou améliorer la stratégie publicitaire.

L’union fait la force lorsqu’il s’agit de mobiliser les capitaux, s’organiser à l’échelon rhodanien pour le Simplon ou suivre la culture positiviste. L’interaction entre sphères financière, technique, touristique et politique se manifeste en observant la composition des conseils d’administration de différentes sociétés ou institutions. Des banquiers se muent en promoteurs touristiques, cependant que la Bourse de Lausanne se spécialise dans le placement de produits touristiques. La création de l’EPFZ puis de l’École d’ingénieurs de Lausanne offre des débouchés indigènes aux techniciens, qui alimentent en retour le pays en compétences spécifiques, diffusées par l’intermédiaire de revues. Une typologie des acteurs centraux distingue ingénieurs (Guillaume-Henri Dufour) banquiers (Marc Morel-Marcel, Émile-Bory-Hollard), politiciens (Gustave Ador, Édouard Dapples), commerçants (Jean-Jacques Mercier, Jules Pflüger), rentiers (Édouard Sandoz) ou médecins. L’hôtelier montreusien Alexandre Emery, actif également à Paris et dans le sud de la France se voit affublé de «produit le plus exceptionnel » du système touristique, illustrant le passage du capitalisme manchestérien à un capitalisme organisé.

Funiculaire, tramways, chemins de fer, à crémaillère et/ou électrifiés, telle la flotte de la CGN, hôtellerie, rien n’échappe à la double demande de standards élevés de la clientèle, mélange de goûts français pour l’appa rat et anglais pour le confort pratique. Attestée par l’installation d’ascenseurs, du téléphone, du chauffage, de sanitaires et de l’eau courante à chaque étage sinon dans chaque chambre des palaces, la facilitation de la mobilité de la clientèle (acquisition de véhicules motorisés, raccordement aux transports publics), la modernité gagne aussi les loisirs et la fascination du sport-spectacle. Meetings aériens, courses automobiles, voyages en ballon, les éléments naturels (air, eau, montagne) ne suffisent plus. De son côté, l’affiche joue sur la spécificité de la topographie helvétique, qui magnifie la conquête technico-triomphale de territoires jusquelà hors d’atteinte.

L’intensité des investissements (plus de 1,5 milliard de nos francs de 1900 à 1914) n’empêche pas de juteux retours. La Société immobilière d’Ouchy distribue un dividende croissant de 3 à 30% entre 1889 et 1913, alors que la Société du Grand Hôtel de Territet (Ami Chessex) octroie un 10% constant sur la période. À l’inverse, la SA Champel Beau-Séjour ne dégage plus de profit dès la fin du XIXe siècle. Cette période globale de surchauffe économique comporte d’autres zones d’ombre: aux accidents et leur acceptabilité sociale, inhérents au progrès (réservoir de Sonzier en 1888, chaudière du Mont-Blanc en 1892) s’ajoutent les résistances culturelles, qui parlent de «malheur national ». Daudet aussi joue la partition antimoderne: «Pas un coin qui ne soit truqué, machiné.» La branche elle-même invite à la prudence qui souligne la nécessité de modérer investissements et concurrence, de manière à préserver la poule aux oeufs d’or.

Quoique difficile à quantifier, le tourisme irrigue une grande partie de l’économie: diversification des Ateliers mécaniques de Vevey (charpentes métalliques) ou de Piccard-Pictet (chauffage, ascenseurs), substantielles retombées pour l’Hôpital cantonal vaudois (rayons X), consommation d’articles de luxe et explosion de l’exportation de chocolat (un tiers part en Grande-Bretagne) ou de l’eau en bouteille évianaise. L’ouvrage ouvre enfin des perspectives stimulantes au niveau de l’émergence de la place financière helvétique et romande, et sa spécialisation sur la gestion de fortune. L’afflux de capitaux étrangers stimule-t-il le secteur, ou au contraire la disponibilité de livres sterling (puisque, selon un rapport de la Société de développement de Lausanne de 1912, «on vient de partout pour vivre en paix, à l’abri des vents, des brouillards et des impôts») permet-elle le take-off touristique de céans? Les banquiers privés Bugnion et Galland n’hésitent en aucun cas à se muer en agents de voyages select. La question demeure ouverte quant à une dynamique exogène ou endogène, et mieux vaut retenir l’idée d’un système fortement capitalisé à la veille du conflit mondial, et actif bien au-delà du canton (Chablais, Valais, Oberland bernois, France).

Dense et fouillée, l’étude gagnerait à une comparaison avec d’autres pôles phares (Interlaken, Lucerne), et au fil de l’exposé se recroqueville sur le binôme Lausanne/Riviera, alors que son titre invite au décloisonnement «nationaliste». On regrettera aussi l’absence d’iconographie (que ne préfigurait pas la couverture), que ce soit en termes d’affiches (le texte évoque pourtant le développement des arts graphiques) ou d’illustrations des avancées techniques et matérielles.

Zitierweise:
Grégoire Gonin: Rezension zu: Cédric HUMAIR, Julie LAPOINTE GUIGOZ, Stefano SULMONI, Marc GIGASE, Système touristique et culture technique dans l’arc lémanique. Analyse d’une success story et de ses effets sur l’économie régionale (1852-1914), Neuchâtel: Alphil, 2014. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 266-267.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 266-267.

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